Le premier jour. Trois semaines seulement, trois semaines déjà. Le premier soir, j'ai rencontré une trentaine de ces personnes qui s'apprêtaient à vivre cette expérience avec moi. Le contact a été bon. Ce n'est pas parce qu'ils entraient en prépa qu'ils étaient différents ou trop sérieux ; ils étaient même vivants, sympas, intéressants. J'ai été agréablement surprise de passer une si bonne soirée. Je suis parfois mal à l'aise au milieu d'inconnus, mais avec eux, je me suis assez rapidement sentie chez moi. Nous avons erré dans les rues, nous avons fait le bonheur d'un vendeur de sandwichs, nous avons cassé la croûte sur la Prairie des Filtres, nous avons bu un verre au bar basque, nous avons essuyé une averse.

Un jour d'acclimatation. Nous nous sommes promenées dans les environs. M..., ma coloc', m'a fait une petite frayeur dans la soirée... Passons.

Le jour de la rentrée. Nous arrivons devant le lycée : “La composition des classes est affichée au bâtiment A”, nous informe un papier scotché à l'entrée. Nous nous y rendons, mais nous n'y trouvons que les listes concernant les lycéens. Nous attendons donc là que quelqu'un nous éclaire. Ceux qui s'étaient vu dimanche se disent bonjour. À Toulouse, c'est deux bises. Deux. Ils ont des manies comme ça (par exemple, ils disent “une poche” au lieu de dire “un sac”).
Soudain, une femme surgit de l'édifice et nous apostrophe du haut des marches :
« Bonjour, chers élèves de prépas ! »
Le silence se fait.
« Vous n'avez rien à faire ici, poursuit la nouvelle venue, qui s'avéra être la CPE des classes prépa. Vous devez vous rendre à la salle des conférences ».
Nous nous y rendons. Sur la façade de la salle des conférences, on est en train d'afficher les listes que nous cherchions. Ma coloc' et moi sommes dans deux classes différentes. Nous sommes une cinquantaine par classe... Nous entrons. On s'installe. On nous souhaite à nouveau la bienvenue. On nous demande de suivre tel ou tel professeur en fonction de notre classe. Au lycée, lorsqu'on rentrait, on était face à notre professeur principal. Ici, plus de “professeur principal” mais seulement un “professeur coordonateur” qui s'occupe des formalités administratives mais nous materne moins qu'au lycée et qui, d'ailleurs, n'a pas été chargé de notre accueil ce jour-là. Plusieurs professeurs se présentent. On s'occupe des formalités administratives, emplois du temps et tout ce qu'il faut. La professeure qui nous accueille vérifie les options de chacun pour s'assurer que sa liste ne comporte pas d'erreur. Un certain Foucault a choisi tant d'options qu'il semble impossible de toutes les suivre.
« Y a-t-il un lien de parenté, demande la professeure, avec le philosophe Foucault ?
- Oui madame, c'était mon grand-oncle »
Ah bon, tiens.
Une autre élève semble également avoir un emploi du temps surchargé. L'air grave, un chignon serré, elle suit trois ou quatre options plus des cours de Russe par correspondance à Toulouse le Mirail (il y a des fous en hypokhâgne...).
Enfin, on nous prévient que quelques khâgneux souhaitent nous parler. Ils entrent et prennent la place des professeurs (à ceci près qu'un ou deux d'entre eux s'installent nonchalamment sur le bureau) tandis que ceux-ci sortent. Avant de disparaître, la professeure de Français lance un “Bon courage !” (À qui s'adresse-t-elle ?).
Les khâgneux nous annoncent qu'ils vont nous tester sur la bibliographie de Lettres que nous devions lire cet été (en théorie...). Ils nous posent des questions qui deviennent de plus en plus pointues. La fille au chignon, très sûre d'elle, répond souvent et semble connaître par cœur tous les livres de la liste. On parvient à la dernière question : on nous lit quelques vers de Phèdre, que nous devions compléter. Comme si nous les connaissions.
Mais la fille au chignon lève la main, récite. Soudain, elle se laisse emporter, se lève, déclame... Bute sur un mot, vérifie son texte, et... Attendez : son texte ?
Et là, coup de théâtre ! Le petit-neveu de Foucault se lève également, les khâgneux applaudissent : ces deux-là étaient des leurs !
Ils rejoignent leurs camarades, tous nous rassurent : ils ont passé du bon temps en hypokhâgne, ils sont là pour nous aider, ce n'est pas grave si nous n'avons pas lu tous les livres, ils nous attendront jeudi après les cours pour “deux ou trois choses”...
« Oh, non ! » s'exclament ceux qui ont entendu parler du bizutage.
Rires. Ils nous invitent à prendre l'apéro. Nous les suivons jusqu'à la place Saint-Pierre, et comme aucun bar ne semble pouvoir nous accueillir tous, nous nous asseyons simplement au bord de la Garonne. Ils répondent à nos questions, nous parlent des professeurs qu'ils connaissent, nous expliquent qu'à la fin de la semaine nous aurons tous un parrain ou une marraine de deuxième année pour nous aider en cas de besoin.
Nous nous séparons.
Les cours ne commencent que le lendemain et, le professeur de philo nous ayant averti que nous aurions une évaluation de niveau l'après-midi sur Heidegger (Qui est-ce ? J'ai entendu parler de lui, mais on ne l'a pas étudié en terminale...), je mène quelques recherches au CDI. J'ai le choix entre des pavés impossibles à lire en un après-midi et  des bribes recueillies dans quelques rares manuels de philo plus généralistes. Bah, tant pis. Si c'est une évaluation de niveau, il verra quel est mon niveau, voilà tout. Notre niveau, devrais-je dire, puisqu'en discutant avec une ou deux personnes je constate que je ne suis pas la seule inculte (comme dira un peu plus tard notre prof de Français : « Evitez à tout prix de croire que vous êtes le seul ignorant de la classe : vous êtes tous ignorants ! »).
Je sors donc du lycée pour jouir des derniers instants d'oisiveté qui me restent. Ce soir, M.... travaille déjà : leur professeure de Lettres leur a fait parvenir un devoir à faire. Il s'agit, entre autres, de rédiger un poème.

Le lendemain, à midi, nous apprenons que le devoir de Lettres des LSHB était un faux devoir imaginé par les khâgneux. Nous commençons à douter sérieusement de l'authenticité de notre évaluation de philo, mais nous nous y rendons à l'heure. La CPE nous amène une surveillante et repart.
« Je vais faire l'appel, annonce la surveillante. Et si j'écorche votre nom... C'est pareil ! »
Remous dans la salle. On murmure, on ricane. On doute de plus en plus.
La surveillante nous distribue le sujet. Mais quel sujet ! Un texte de Heidegger bourré du jargon propre à sa doctrine, incompréhensible pour nous, modestes bacheliers. Mais le plus drôle, c'est la question : “Que vous inspire ce texte ?”. À ce moment-là, on rit franchement. La surveillante insiste : nous devons réfléchir, les idées commencent toujours à venir au bout d'une heure... Les rires redoublent.
« Où est le prof ? interroge quelqu'un.
- Enlève ton masque, Jean-Pierre ! » lance un élève ayant eu notre professeur au lycée.
La surveillante ne parvient pas à garder son sérieux. Et soudain (qui a commencé ?) nous commençons à scander le nom du prof de philo en frappant en rythme sur les tables. La jeune fille est hilare.
« Je ne m'attendais pas à ça, avoue-t-elle. Vous semblez soudés, continuez ! L'union fait la force... Et ne vous inquiétez pas pour cette année : les profs sont sympas, les élèves bizutent mais ce n'est pas bien méchant, et tout le monde est passé par là.
- Vous aussi ? hasarde quelqu'un.
- Oui, moi aussi... Il y a un an exactement ».
Bande d'enfoirés.

Jeudi soir. On nous a prévenus de porter des vêtements qui “ne craignent pas trop”. On nous revêt de sacs poubelles, on nous fait des peintures de guerre : c'est un grand moment. C'est idiot, certes. On n'a pas l'air fin, avec nos sacs poubelles et nos gribouillis sur le front, sur les joues, sur les bras. Pourtant, il me semble que ce soir-là est important. Malgré l'appréhension que j'ai de la prépa et de son rythme de travail, l'atmosphère semble depuis le début soudée et conviviale, et cette soirée-là marque le coup. Dans quelques heures, nous ferons officiellement partie de la famille.
On nous attache deux par deux par le poignet. On nous lance des bombes à eau qui nous ratent, ha ha ! On donne à chaque “couple” un nom d'animal qu'il doit imiter (et en courant, s'il vous plaît) en remontant la rue du Taur. Mon professeur d'Histoire vous expliquerait que, lors des rites initiatiques, on passe souvent par une phase “d'ensauvagement” afin de devenir, dans la vie réelle, le contraire de ce que l'on a simulé : des êtres civilisés, charmants et sociables... Ma “sœur” et moi avons eu le serpent ; je vous accorde que ce n'est pas l'animal le plus drôle. Nous sifflons allègrement en ondulant des bras, chose assez difficile lorsque l'on est attaché. Nous débouchons sur la place du Capitole en hurlant.
La mission suivante, si nous l'acceptons, est de soutirer de l'argent à de pauvres passants innocents par deux moyens : soit on leur vend des bonbons à l'unité, soit on leur pose des questions (celui qui répond faux devant donner une pièce). Et bien, c'est fou ce qu'on peut gagner avec un peu de peinture et un sac poubelle. Si vous êtes fauché, un jour, essayez. Certes, certains sont excédés par tous ces jeunes sales et peinturlurés qui réclament de l'argent (cette tradition étant répandue dans toutes les classes prépas, et le centre de Toulouse comportant trois lycées proposant ces classes, on les comprend...). Certes, certains se moquent un peu de vous. Certes, beaucoup semblent ne pas parler Français. Certes, quelqu'un nous répond qu'il ne “cautionne pas ce rite décadent” qu'est le bizutage. Mais il y a aussi des gens très sympas, dont un certain nombre donnent même gratuitement, sans prendre de bonbon. Et on parle Anglais. J'ai réussi à apitoyer un Anglophone :
« We are in, hum, a school, and me must collect money. And if we don't, we will have... *moue inquiète..* troubles. »
N'empêche, il va avoir une bonne image de la France, maintenant.
Nous réunissons l'argent. Ma camarade et moi avons gagné quatorze euros et quelques : une bagatelle. Les grands gagnants, eux, en ont rapporté trente.
Nous rejoignons les LSHB pour une bataille de chantilly (nos khâgneux nous avaient fourni des munitions) et nous terminons par une petite rébellion.
Nous nous dispersons pour nous redonner forme humaine tandis que les khâgneux partent acheter de l'alcool avec le butin. Que je suis bête et fière dans la rue, en rentrant chez moi, couverte de peinture et de chantilly ! Nous nous retrouvons sous le pont Saint-Pierre : des bouteilles, des bouteilles, beaucoup de bouteilles. Et pas que du jus d'orange (d'ailleurs, je n'aime pas le jus d'orange). C'est ainsi que la soirée s'achève sur une joyeuse beuv... Sur une réunion conviviale et bien arrosée. Nous discutons avec les anciens, nous trouvons nos parrains et marraines. À un moment donné, tous les gens qui traînent par là, en voyant notre réserve de boissons, s'inscrustent et se servent. On dirait que toute la ville est là. Je finis par m'en aller : de toute façon, ceux avec qui je discutais sont déjà partis, y compris ma marraine, et j'ai faim. Oui, parce que je suis bêtement venue à l'heure que l'on m'avait donnée, sans prendre le temps de manger avant. Mon pas est un peu incertain, mais je suis lucide. Je rentre sans peine.

Que les habitudes se prennent vite. Trois semaines seulement se sont écoulées, et déjà tant de choses me sont familières. Et M... que j'ai l'impression de connaître depuis une éternité. Et les objets de notre studio qui ont tous un petit nom. James la bonde, Grégoire la passoire, Shéhérazade la salade. Et Diego le frigo, qui nous réveille parfois la nuit. Et tout cela qui me semble la vie d'une autre. Cela ne me semble pas réel, j'ai parfois du mal à me dire que oui, je suis étudiante, oui, j'ai quitté la maison de mes parents, oui, j'ai quitté Montpellier pour partir à l'aventure dans une autre ville, et oui, je suis en prépa (moi qui ai longtemps refusé ce choix...). Et si tout n'était qu'un rêve ? Et si tout cela n'avait jamais eu lieu, et si je n'étais pas rentrée, si je n'étais jamais allée à Toulouse ? Et si demain, je me réveillais chez mes parents ? Ah, ça, c'est fort probable, puisque j'y suis en ce moment... Ce week-end, je suis venue fêter l'anniversaire de ma sœur et voir quelques amis. Et puis d'abord c'est pas “demain”, c'est “tout à l'heure”.

Mon Dieu mon Dieu mon Dieu (je ne sais pas très bien pourquoi j'utilise cette expression, étant athée. L'héritage judéo-chrétien me poursuit malgré tout, je suppose). Je doute fortement que quelqu'un ait tout lu. Peu importe. Je ne sais pas si des gens passent encore ici, de toute façon. Bonne nuit.