Jeudi 19 août 2010 à 15:39

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Et les pères enterrent leurs fils
Et les mères enterrent leurs filles
Tous ces morts dans une même famille
La folle faucheuse fait son caprice

Le fils las d'la vie, de son fiel
Les jeunes meurent avant les vieux
Les vieux lèvent les yeux au ciel
Les vieux ont le sel aux yeux

Et les pères enterrent leurs fils
Et les mères enterrent leurs filles
Tous ces morts dans une même famille
La folle faucheuse fait son caprice

Au chagrin de cette famille-là
S'ajoute le sang de Ludmilla
C'est cette nouvelle mort amère
Que célèbrent le père, la mère

Et les pères enterrent leurs fils
Et les mères enterrent leurs filles
Tous ces morts dans une même famille
La folle faucheuse fait son caprice

Ainsi la mort nous guette à chaque instant
Fauchés en plein vol, figés dans le temps
Ces deux enfants ne seront jamais vieux
Et laissent leurs vieux le sel aux yeux

La mort ne frappe pas toujours où on l'attend
Le père et la mère croyaient partir en premier
Ne vous figurez pas que vous avez le temps
Et vivez ce jour comme si c'était le dernier
 




(J'ai l'impression que tout le monde meurt en ce moment...)
Image : trouvée sur un blog, visiblement décalquée sur l'illustration par Sandra Smith du poème Demain, dès l'aube dans le recueil Les plus belles poésies de la langue française.

Mercredi 2 juin 2010 à 14:09

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[Les vies humaines] sont composées comme une partition musicale. L'homme, guidé par le sens de la beauté, transforme l'évènement fortuit (une musique de Beethoven, une mort dans une gare) en un motif qui va ensuite s'inscrire dans la partition de sa vie. Il y reviendra, le répètera, le modifiera, le développera comme fait le compositeur avec le thème de sa sonate. Anna [Karénine] aurait pu mettre fin à ses jours de tout autre manière. Mais le motif de la gare et de la mort, ce motif inoubliable associé à la naissance de l'amour, l'attirait à l'instant du désespoir par sa sombre beauté. L'homme, à son insu, compose sa vie d'après les lois de la beauté jusque dans les instants du plus profond désespoir.

 

Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être

Mercredi 19 mai 2010 à 17:48

La vie coule encore. Non d'un flot continu, linéaire et canalisable ; ruisseaux et torrents défilent, s'ajoutent et se séparent au gré des rêves et des pensées, des évènements et surprises, des émotions et sensations qui s'entrecroisent. Des affluents et ramifications apparaissent puis s'évanouissent, donnant naissance, sans répit et jusqu'à la fin, à la respiration profonde de cette croisière sans retour au fil de cette toile aquatique mouvante et fuyante. Lorsqu'on jette un œil en arrière, en tâchant de résumer pour soi ou pour les autres ce qui nous est arrivé, ce que l'on a éprouvé dans un passé proche ou lointain, l'esprit est flou – d'autant plus flou que l'on regarde loin en arrière, où les fils arachnéens du souvenir s'entremêlent en une masse sombre et confuse – . Quelque chose vous reste cependant, certaines secousses de votre modeste embarcation s'imprimant durablement en vous, et vous êtes capable d'évoquer des bribes de votre voyage. Revenons sur les étapes les plus récentes.

Un enfermement qui se voulait studieux. Activité inactive, virtuellement épuisante bien qu'inefficace. Cervelle imperméable, pensées fuyantes. Fuir pour de bon, fuir physiquement aurait peut-être mieux valu. Péripéties ferroviaires. Rencontre agréable sans conséquences : quelques heures d'attentes sur un quai permettent de nouer des liens inattendus. L'enfermement reprend ; la musique, comme toujours, est une bouée de secours. Plus le temps passe, plus je sais qu'il n'y a aucun espoir.

Une longue semaine qui me prouve mon incompétence. État second. La révolte de ma cervelle s'intensifie. J'ai honte de ce que j'écris sous la torture. Entre de longs calvaires de six heures, je goûte pourtant d'agréables moments de distraction et d'exploration. Un an et demi après m'y être installée, je découvre un peu mieux la ville...

Vie, vent, rue, places. Couleurs et babillages. Marché. Pluie et soleil. Verdure et canaux. Caresses imprévues mais sans effet.

Fin de la longue semaine : légèreté soudain ! Départ provisoire vers d'autres cieux plus nordiques. Retrouvailles et promenades belges. Nouvelles rencontres ; chaleur et générosité. Des trains à la deuxième classe bondée, obligeant les passagers à camper dans le couloir et sur les marches alors que les compartiments de première classe (identiques aux autres !) sont presque vides. Cette nuit entière passée à trinquer, les yeux dans les yeux ! Une longue nuit, car le jour nous surprend à la sortie du bar. Retraite vers la tanière d'un nouvel ami local, où nous avions commencé la soirée. Insomnie pour ma part, tandis que mes compagnons sombrent avec une facilité que j'envie toujours. « Petit déjeuner » à quatorze heures : fricassée liégeoise. Promenade. Retour chez l'autre amie, la « vieille » amie : déjà la fin du week-end.

Une deuxième semaine de répit m'autorise à embrayer sur le village de mon enfance, qui est toujours le seul point de chute stable de l'étudiante SDF que je suis. Le soir de mon retour, la garrigue est calme et vivante à la fois, vibrant de l'orchestre nocturne des grillons, du chœur des grenouilles et de la voix solitaire d'une chouette. Qui devinerait qu'à quelques kilomètres de ce cadre serein, un membre de ma famille est en train d'expirer ?

Un coup de téléphone suivi d'une veillée morbide. Qu'allais-je découvrir ? Un cadavre aux yeux révulsés, au teint pâle ou violet, les traits déformés par la douleur ? Rien de tout cela : quelqu'un avait fermé ses yeux et sa bouche, ramené la couverture jusqu'à son cou, et il aurait semblé dormir si une respiration avait soulevé ces couvertures. Son teint était pâle mais cela ne le changeait pas beaucoup. Je ne savais pas très bien s'il fallait être triste ou soulagée pour lui : il en avait fini. Il donnera son nom à « une réalisation de la commune », a dit le maire qui, dans son discours, a redonné une vie posthume à un homme qui n'était plus que l'ombre de lui-même depuis quelques temps. À l'instant où le cercueil descend dans la tombe, la veuve manque de défaillir. Elle sans lui, comment est-ce possible ? Mais nous n'avons pas le choix : il faut dire adieu à mon grand-père, car déjà, la force du courant éloigne la barque du tombeau fleuri.




Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
y al volver la vista atras
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.

Antonio Machado

Samedi 26 décembre 2009 à 14:29

« On a connu vos noms... Mais on vous a rarement vues ».

Le grand livre de ta mémoire ne s'écrit plus. Ses pages tombent en poussière ; les mots qu'elles portent s'effacent un à un. Le fleuve de l'oubli, gonflé de tes ans, arrache jusqu'aux noms qui te sont chers. Qui étaient. Depuis que l'encre du passé a commencé à disparaître, j'ai imaginé cent fois le jour où je serais une étrangère pour toi. J'imaginais la blessure. Je m'y suis tant préparée qu'elle n'a pas été aussi vive qu'on aurait pu le craindre. D'ailleurs, cela n'a pas été brusque. Au début, nos visages t'étaient familiers, même si nos noms t'échappaient parfois.

Aujourd'hui, nous avons dû te répéter plusieurs fois qui nous étions. Tu acquiesçais de la tête, comme si la généalogie te revenait en mémoire, et oui, bien sûr, nous avions un air de famille.

« On a connu vos noms... Mais on vous a rarement vues ».

Oui, rarement. Soudain, en quelques mots, la réalité disparaît. Rien de tout cela n'a existé, ces images ne sont que rêve peut-être, ou réminiscences d'une vie antérieure, ou existence d'une autre famille, ou inventions d'un esprit embrumé. Dans ton univers, rien n'a existé. Ni les repas de Noël et d'anniversaire, ni les enfants qui jouaient dans le salon, ni les mercredis passés avec toi, avec vous, ni les quelques plaisanteries que tu répétais sans cesse. Tu n'as jamais voulu nous faire croire que tu savais couper et recoller un morceau de ton doigt. Nous n'avons jamais pris soin du jardin ensemble. Je n'ai jamais arrosé les plantes n'importe comment, dirigeant le jet d'eau à droite à gauche, même sur ton crâne chauve. Tu m'aurais dit que cela ne ferait pas repousser tes cheveux, et cela m'aurait fait rire, mais tout cela n'a jamais eu lieu. Le mercredi midi, vous m'auriez acheté des Babybel. J'aurais ouvert un peu mes partitions de solfège avant de courir à la petite école de musique que vous appeliez toujours « le cours complémentaire » en souvenir de son ancienne fonction, en souvenir d'un temps que je n'ai jamais connu. J'aurais joué des heures durant avec un téléphone en plastique et quelques peluches. J'aurais regardé les dessins animés. Tu nous aurais proposé la camelote que les catalogues t'envoyaient en cadeau. Tu nous aurais longuement enregistrées sur ton dictaphone, en train de parler, de chanter. Tu aurais accroché des photos de nous au mur. Tu aurais fait nos portraits à la peinture à l'huile.

Tout cela soudain s'efface, disparaît, s'évanouit comme un mirage. Ces années ont fui vers le néant. Qui sommes-nous à présent ? Sommes-nous de ta famille ? Existons-nous encore lorsque nous ne sommes pas devant tes yeux ? Nos noms signifient-ils quelque chose pour toi ? Il semble bien, oui, qu'ils t'évoquent confusément quelque chose : on a connu vos noms. Mais ces noms ne te concernent plus, ils sont ceux d'étrangères qui sont de ton sang, peut-être, mais que tu n'as pas eu l'occasion de connaître.

« On a connu vos noms... Mais on vous a rarement vues ».

Un large pan de nos vies est nié, rayé, effacé, englouti dans l'abyme béant de tes yeux, ce précipice vertigineux qui nous aspirera sans doute à notre tour, ce prépice qui exhale un souffle glacé, le souffle du néant, le souffle de la mort qui te guette, le souffle de l'oubli. Ce gouffre ne connaît pas de visage, identité, réalité. Il n'est pas une porte vers un ailleurs. Ce gouffre n'est que néant, et peu à peu tu deviens ce gouffre. La mort déjà dans un corps encore en vie.

Mardi 18 août 2009 à 13:13

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Tu es si belle,

Cassandre

Si tendre

 

Ton teint de pêche,

Cassandre, qui t’empêche

De me l’offrir ?

 

Beauté de Troie, joyau de l’Est

Prêtresse au pas si leste

Sur toi s’est abattu mon désir céleste

 

N’irrite pas ma patience

Me déplaire, quelle indécence !

Abandonne-toi au plaisir des sens

 

Tu pousses trop loin l’offense ; que s’élèvent de tes lèvres les prophéties les plus terribles ; on n’en croira rien. Que Troie s’effondre sous le nombre, tu n’y pourras rien. Je te jure que ton injure ne sera pas impunie. Tes douleurs prendront fin, Cassandre, lorsque cendres tu seras.

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