« On a connu vos noms... Mais on vous a rarement vues ».

Le grand livre de ta mémoire ne s'écrit plus. Ses pages tombent en poussière ; les mots qu'elles portent s'effacent un à un. Le fleuve de l'oubli, gonflé de tes ans, arrache jusqu'aux noms qui te sont chers. Qui étaient. Depuis que l'encre du passé a commencé à disparaître, j'ai imaginé cent fois le jour où je serais une étrangère pour toi. J'imaginais la blessure. Je m'y suis tant préparée qu'elle n'a pas été aussi vive qu'on aurait pu le craindre. D'ailleurs, cela n'a pas été brusque. Au début, nos visages t'étaient familiers, même si nos noms t'échappaient parfois.

Aujourd'hui, nous avons dû te répéter plusieurs fois qui nous étions. Tu acquiesçais de la tête, comme si la généalogie te revenait en mémoire, et oui, bien sûr, nous avions un air de famille.

« On a connu vos noms... Mais on vous a rarement vues ».

Oui, rarement. Soudain, en quelques mots, la réalité disparaît. Rien de tout cela n'a existé, ces images ne sont que rêve peut-être, ou réminiscences d'une vie antérieure, ou existence d'une autre famille, ou inventions d'un esprit embrumé. Dans ton univers, rien n'a existé. Ni les repas de Noël et d'anniversaire, ni les enfants qui jouaient dans le salon, ni les mercredis passés avec toi, avec vous, ni les quelques plaisanteries que tu répétais sans cesse. Tu n'as jamais voulu nous faire croire que tu savais couper et recoller un morceau de ton doigt. Nous n'avons jamais pris soin du jardin ensemble. Je n'ai jamais arrosé les plantes n'importe comment, dirigeant le jet d'eau à droite à gauche, même sur ton crâne chauve. Tu m'aurais dit que cela ne ferait pas repousser tes cheveux, et cela m'aurait fait rire, mais tout cela n'a jamais eu lieu. Le mercredi midi, vous m'auriez acheté des Babybel. J'aurais ouvert un peu mes partitions de solfège avant de courir à la petite école de musique que vous appeliez toujours « le cours complémentaire » en souvenir de son ancienne fonction, en souvenir d'un temps que je n'ai jamais connu. J'aurais joué des heures durant avec un téléphone en plastique et quelques peluches. J'aurais regardé les dessins animés. Tu nous aurais proposé la camelote que les catalogues t'envoyaient en cadeau. Tu nous aurais longuement enregistrées sur ton dictaphone, en train de parler, de chanter. Tu aurais accroché des photos de nous au mur. Tu aurais fait nos portraits à la peinture à l'huile.

Tout cela soudain s'efface, disparaît, s'évanouit comme un mirage. Ces années ont fui vers le néant. Qui sommes-nous à présent ? Sommes-nous de ta famille ? Existons-nous encore lorsque nous ne sommes pas devant tes yeux ? Nos noms signifient-ils quelque chose pour toi ? Il semble bien, oui, qu'ils t'évoquent confusément quelque chose : on a connu vos noms. Mais ces noms ne te concernent plus, ils sont ceux d'étrangères qui sont de ton sang, peut-être, mais que tu n'as pas eu l'occasion de connaître.

« On a connu vos noms... Mais on vous a rarement vues ».

Un large pan de nos vies est nié, rayé, effacé, englouti dans l'abyme béant de tes yeux, ce précipice vertigineux qui nous aspirera sans doute à notre tour, ce prépice qui exhale un souffle glacé, le souffle du néant, le souffle de la mort qui te guette, le souffle de l'oubli. Ce gouffre ne connaît pas de visage, identité, réalité. Il n'est pas une porte vers un ailleurs. Ce gouffre n'est que néant, et peu à peu tu deviens ce gouffre. La mort déjà dans un corps encore en vie.