Oh, je déserte vraiment ce blog. Pourtant, ma vie fut relativement mouvementée depuis mon arrivée à Paris... C'est pas grave, tout le monde s'en fout. Mais avoir un blog, c'est quand même un bon prétexte pour écrire, ce serait dommage de s'en priver. Tenez, j'offre à l'éventuel visiteur égaré la minuscule nouvelle qui m'a valu récemment le deuxième prix du concours du journal de l'INALCO. Le sujet était : « Trois minutes cinquante-deux ».
Ainsi soit-il
Prenez un flacon vide, celui-ci par exemple. Pas trop gros, le flacon.
Mettez-y quelques balbutiements, des premiers pas, des histoires du soir, une première journée d'école, des musiques entendues, des gronderies, des cajoleries, des nouveaux mots, des joies et des chagrins, des vêtements trop petits, des jeux à la campagne, des dessins maladroits, des réveillons, des soucis, des mathématiques, un malaise d'ado, des rencontres et des sourires, des disputes et des fous rires.
Ajoutez des couleurs, des sons et des formes, des voyages et découvertes, des promenades nocturnes, une bouteille de bière, des semelles usées, des lieux et des visages, des porte-monnaies vides, des sandwiches de midi ; mettez-y aussi ce qui gronde dans votre cœur, dans votre tête, ces notes qui montent et descendent et s'enlacent et vous possèdent, mettez-y de la musique enfin. Tassez bien le tout avant de refermer le flacon ; en un mot, pliez-vous en cent-vingt-huit morceaux pour être contenu dans ce volume limité, et plus digeste pour le consommateur, qu'est celui du flacon.
Vous voilà à ma place ; voilà ce qu'on attend de moi.
La plupart des chansons, sur le plan des paroles comme de la musique, prennent pour fil directeur une idée simple autour de laquelle sera brodé le reste du morceau : variations, fugues et fioritures donnent corps à la chanson sans jamais en effacer le motif principal. C'est ce dernier qui pénètre l'âme, qui se grave dans les mémoires, qui donne ce sentiment que la boucle est bouclée, que chaque chose est à sa place dans l'univers. Un refrain, une idée, un thème, un riff. L'efficacité de la chanson dépend de ce motif qui ne constitue qu'un minuscule fragment du monde, un minuscule fragment de votre inspiration, de votre personne. On ne peut « mettre tout son être » dans une chanson, car les vies humaines sont dépourvues de ce qui fait le charme d'une chanson : cette cohérence interne, cette admirable récurrence qui donne le sentiment que tout est lié, que tout se répond. Comment résumer en deux, trois, quatre minutes cette masse informe, ce flot continu et désordonné d'évènements et d'émotions qui nous constitue ?
Me voilà dans une situation délicate. Je dois rester enfermé ce soir pour y réfléchir, au lieu de prendre un verre avec les gens de la fac. J'en veux un peu à Marianne. Je dois écrire cette chanson avant le concert — d'accord, j'aurais pu m'y prendre avant...— Mais rien ne vient, et je risque de me trouver bien démuni demain soir.
« Même si c'était le cas... Est-ce si grave ? »
C'est Paul qui a parlé.
« Si tu n'as pas ta chanson demain soir, quelles peuvent en être les conséquences ? Essaie. Mais si tu dois finalement te contenter des reprises pour cette fois... Ainsi soit-il ».
À défaut des gens de la fac, Paul est là pour me tenir compagnie. Paul apparaît souvent au bon moment. Si je vais mal, ou que j'ai besoin de parler, ou que j'ai besoin de conseils de la part d'un bon musicien, il vient à moi, un sourire réconfortant sur son visage rond, et trouve toujours quelques paroles sages à me dispenser. Je ne me souviens plus depuis quand il va et vient comme ça dans ma vie, à l'improviste, mais sa présence m'est agréable bien que deux générations nous séparent, et c'est une personne que j'admire beaucoup.
S'il est là ce soir, c'est qu'il a eu vent de l'idée de Marianne. Il y a quelques semaines, à la fin d'une répétition, cette amie, chanteuse du groupe dont je suis le bassiste, a fait une remarque très juste. Nous avons joué un certain nombre de fois, avec succès, des reprises de nos artistes favoris dans des bars ; à présent, si nous voulons donner au groupe une identité, nous devons oser nos propres compositions. Jusque là, je suis d'accord. Mais elle a proposé que, pour commencer, pour nous présenter au public en quelque sorte, nous écrivions chacun notre chanson. Une chanson qui nous définirait.
Être défini par une chanson, quelle bêtise...
« Ainsi soit-il, répète Paul. C'est ce qu'aurait dit ma mère ».
Un silence. Je suis plus habitué à me confier à Paul qu'à l'entendre parler.
« J'avais cinq ans, poursuit-il. J'écoutais mon père jouer du piano, quand sa silhouette a commencé à s'affaisser sur elle-même. En m'approchant, j'ai constaté que sa peau devenait visqueuse et translucide au contact des touches : le mal se propageait du bout de ses doigts au reste de son corps. J'ai bondi en arrière, juste à temps : mon père, complètement liquide à présent, venait de tomber au sol dans une grande éclaboussure... Mon regard s'est tourné vers le piano, absorbé par les touches blanches et noires qui, soudain, ont occupé tout mon champ de vision et n'étaient plus des touches, mais des dents blanches, puis jaunes, cariées de noir. J'ai tourné la tête à droite, à gauche, le monde n'était plus que dents. J'ai voulu courir. Je suis tombé. J'ai ouvert les yeux : j'étais dans ma chambre et il faisait noir, trop noir ; pris d'une peur panique, j'ai voulu en sortir. J'ai cherché à tâtons la porte qui s'est soudain ouverte, laissant entrer la lumière, ma mère, et un grand soulagement. Elle se tenait là, devant moi, belle et apaisante, apparition presque divine pour l'enfant terrifié que j'étais... Elle m'a pris dans ses bras et m'a parlé tout bas, me réconfortant, me persuadant que tout cela n'était rien. Certaines personnes possèdent une aura de légèreté, de sérénité ; cette faculté de vous donner l'impression que, tant qu'elles sont là, rien n'est grave ni douloureux ; ma mère avait, au moins sur moi, cet effet apaisant. J'ai demandé à dormir avec mes parents : Ainsi soit-il, m'a-t-elle répondu ».
Nous voilà apparemment bien loin de Marianne et de la chanson que je dois écrire, mais je n'interromps pas Paul.
« Elle m'a souvent secouru ainsi, même lorsque je n'étais plus un enfant. Sur son lit de mort, elle était toujours la même : Je vais vous quitter... C'est notre sort à tous, ainsi soit-il. Je n'avais que quatorze ans quand l'être le plus cher à mes yeux est sorti de ma vie.
Oui, elle est sortie de ma vie, tout comme Eliza quelques années plus tard. Je me morfondais un soir, seul, le cœur brisé, lorsqu'une voix douce m'a sorti de mes rêveries morbides. Si elle est partie, elle est partie. Si elle doit revenir, elle reviendra... Ainsi soit-il. Ta vie ne s'arrête pas ici.
Devant moi se tenait ma mère, identique à ce qu'elle était le soir où j'ai failli être dévoré par un piano à dents. Maman, comment est-il possible que... ?
— Sache, Paul, qu'une personne n'est jamais perdue pour toujours. On a beau être séparé, on a toujours une chance de se revoir. »
Silencieux jusqu'ici, je coupe la parole à mon vieil ami :
« Ça t'est arrivé souvent, ce genre d'apparitions ?
— Plusieurs fois. Dans ces moments-là, elle était fidèle à mon souvenir. Lorsque j'allais mal, elle venait à moi et trouvait toujours quelques paroles sages à me dispenser. Une nuit, alors que le groupe travaillait sur son dernier album... Une période difficile, tu sais ; nous avons dissous le groupe peu de temps après. Une nuit fiévreuse comme celle du piano – j'étais sorti plus tôt dans la soirée dans l'espoir de me détendre, mais même le temps était maussade – une douce lumière s'est mise à briller à mon chevet. Ma mère me veillait, et je savais que cette lumière – émanait-elle d'une lampe ou de sa personne ? – brillerait jusqu'au matin. J'ai fini par m'endormir le cœur serein... Je crois m'être réveillé au son d'une musique, mais peut-être était-ce mon imagination. Je crois avoir déclaré à voix haute que cette mélodie me plaisait et que je m'en servirais bien pour ma prochaine chanson. Je crois avoir entendu une voix douce me répondre : Ainsi soit-il ».
Voilà que je m'éveille à mon tour au son d'une mélodie. Je ne sais pas à quel moment je me suis endormi, la tête sur mes bras croisés posés sur la table. Je ne sais plus à quel moment j'ai allumé la musique. Paul n'est plus là, disparu aussi discrètement qu'il était venu, comme à son habitude. La chanson qui passe est la sienne, celle qu'il a écrite au lendemain de cette nuit maussade, et soudain je comprends ce qu'il a voulu me dire. Si l'on ne peut se plier en cent-vingt-huit pour entrer dans un flacon sonore de deux, trois, quatre minutes, on peut extraire, de l'enchevêtrement qui nous constitue, un seul fil de vie, un fil qui n'est qu'un aspect de notre personne mais qui traverse notre existence en entier, un motif dont l'admirable récurrence donne à notre vie l'aspect d'une chanson qui peut être jouée en trois minutes cinquante-deux :
Mother Mary comes to me
Speaking words of wisdom, let it be.
And in my hour of darkness
She is standing right in front of me
Speaking words of wisdom, let it be.
Let it be, let it be, let it be, let it be,
Whisper words of wisdom, let it be !
And when the broken hearted people
Living in the world agree,
There will be an answer, let it be.
For though they may be parted there is
Still a chance that they will see
There will be an answer, let it be.
Let it be, let it be, let it be, let it be
Yeah there will be an answer, let it be !
Let it be, let it be, let it be, let it be,
Whisper words of wisdom, let it be !
Let it be, let it be, let it be, let it be,
Whisper words of wisdom, let it be !
And when the night is cloudy,
There is still a light that shines on me,
Shine on until tomorrow, let it be.
I wake up to the sound of music
Mother Mary comes to me
Speaking words of wisdom, let it be.
Let it be, let it be, let it be, let it be,
Yeah there will be an answer, let it be !
Let it be, let it be, let it be, let it be,
Whisper words of wisdom, let it be !
Copyright : Rob Gonsalves
(Note : Il existe plusieurs enregistrements de Let It Be, mais la version la plus connue, présente sur l'album bleu des Beatles, dure bien trois minutes cinquante-deux.)