La vie coule encore. Non d'un flot continu, linéaire et canalisable ; ruisseaux et torrents défilent, s'ajoutent et se séparent au gré des rêves et des pensées, des évènements et surprises, des émotions et sensations qui s'entrecroisent. Des affluents et ramifications apparaissent puis s'évanouissent, donnant naissance, sans répit et jusqu'à la fin, à la respiration profonde de cette croisière sans retour au fil de cette toile aquatique mouvante et fuyante. Lorsqu'on jette un œil en arrière, en tâchant de résumer pour soi ou pour les autres ce qui nous est arrivé, ce que l'on a éprouvé dans un passé proche ou lointain, l'esprit est flou – d'autant plus flou que l'on regarde loin en arrière, où les fils arachnéens du souvenir s'entremêlent en une masse sombre et confuse – . Quelque chose vous reste cependant, certaines secousses de votre modeste embarcation s'imprimant durablement en vous, et vous êtes capable d'évoquer des bribes de votre voyage. Revenons sur les étapes les plus récentes.
Un enfermement qui se voulait studieux. Activité inactive, virtuellement épuisante bien qu'inefficace. Cervelle imperméable, pensées fuyantes. Fuir pour de bon, fuir physiquement aurait peut-être mieux valu. Péripéties ferroviaires. Rencontre agréable sans conséquences : quelques heures d'attentes sur un quai permettent de nouer des liens inattendus. L'enfermement reprend ; la musique, comme toujours, est une bouée de secours. Plus le temps passe, plus je sais qu'il n'y a aucun espoir.
Une longue semaine qui me prouve mon incompétence. État second. La révolte de ma cervelle s'intensifie. J'ai honte de ce que j'écris sous la torture. Entre de longs calvaires de six heures, je goûte pourtant d'agréables moments de distraction et d'exploration. Un an et demi après m'y être installée, je découvre un peu mieux la ville...
Vie, vent, rue, places. Couleurs et babillages. Marché. Pluie et soleil. Verdure et canaux. Caresses imprévues mais sans effet.
Fin de la longue semaine : légèreté soudain ! Départ provisoire vers d'autres cieux plus nordiques. Retrouvailles et promenades belges. Nouvelles rencontres ; chaleur et générosité. Des trains à la deuxième classe bondée, obligeant les passagers à camper dans le couloir et sur les marches alors que les compartiments de première classe (identiques aux autres !) sont presque vides. Cette nuit entière passée à trinquer, les yeux dans les yeux ! Une longue nuit, car le jour nous surprend à la sortie du bar. Retraite vers la tanière d'un nouvel ami local, où nous avions commencé la soirée. Insomnie pour ma part, tandis que mes compagnons sombrent avec une facilité que j'envie toujours. « Petit déjeuner » à quatorze heures : fricassée liégeoise. Promenade. Retour chez l'autre amie, la « vieille » amie : déjà la fin du week-end.
Une deuxième semaine de répit m'autorise à embrayer sur le village de mon enfance, qui est toujours le seul point de chute stable de l'étudiante SDF que je suis. Le soir de mon retour, la garrigue est calme et vivante à la fois, vibrant de l'orchestre nocturne des grillons, du chœur des grenouilles et de la voix solitaire d'une chouette. Qui devinerait qu'à quelques kilomètres de ce cadre serein, un membre de ma famille est en train d'expirer ?
Un coup de téléphone suivi d'une veillée morbide. Qu'allais-je découvrir ? Un cadavre aux yeux révulsés, au teint pâle ou violet, les traits déformés par la douleur ? Rien de tout cela : quelqu'un avait fermé ses yeux et sa bouche, ramené la couverture jusqu'à son cou, et il aurait semblé dormir si une respiration avait soulevé ces couvertures. Son teint était pâle mais cela ne le changeait pas beaucoup. Je ne savais pas très bien s'il fallait être triste ou soulagée pour lui : il en avait fini. Il donnera son nom à « une réalisation de la commune », a dit le maire qui, dans son discours, a redonné une vie posthume à un homme qui n'était plus que l'ombre de lui-même depuis quelques temps. À l'instant où le cercueil descend dans la tombe, la veuve manque de défaillir. Elle sans lui, comment est-ce possible ? Mais nous n'avons pas le choix : il faut dire adieu à mon grand-père, car déjà, la force du courant éloigne la barque du tombeau fleuri.
Caminante, son tus huellas
el camino, y nada mas ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
y al volver la vista atras
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.
Antonio Machado