« Mon Dieu, murmura-t-il, un pointe de mélancolie dans la voix. Mon Dieu, que puis-je donc faire ? »
D'une main tremblante, il réajusta les roses fraîches déposées une heure plus tôt dans le vase de céramique bleue, sur le bureau. Ces roses... Si belles, si éphémères, telles une vie humaine. Des images, des souvenirs s'imposèrent aussitôt à lui : indistincts, voilés, à demi effacés par le temps... Mais au ô combien entêtant demeurait leur parfum !
Un frisson saisit l'ancien. Il demeura quelques instants silencieux ; les seuls battements de son coeur ponctuaient le silence.
Elise avait déposé ces fleurs ; elle avait passé le balai, s'était assurée que le vieil homme ne manquait de rien, puis s'en était allée.
Louise avait acquis ce vase des années auparavant, lors d'un voyage au Portugal. Louise. Pourquoi s'était-elle enfuie ? Comme les autres.
L'ancien ferma les yeux.
« Cela ne peut durer. »
Il souleva ses paupières brûlantes. Il assembla quelques papiers épars, y mit un peu d'ordre et les enferma dans le tiroir du petit secrétaire, avant de poser la clé à l'endroit habituel : à droite du pot à crayon, avec le coupe-papier espagnol -une reproduction miniature de l'épée du Cid Campeador, achetée dans une boutique pour touristes-.
Le vieil homme était comme cela, minutieux, depuis toujours. Chaque chose devait être à sa place. Qu'adviendrait-il, songeait-il, s'il mourait et que l'on trouvait sa maison en désordre ? Sa hantise. Il se devait de disparaître dignement, en un lieu propre et rangé.
Il se leva péniblement et s'en fut à la cusine. Il avait si soif ! La carafe d'eau lui parut lourde, bien lourde. Il se désaltéra du bout des lèvres et s'essuya la bouche de ses doigts gelés.
Sa vie se déroulait sans saveur en l'absence de Louise. Il se sentait si las.
« L'heure approche », prononça-t-il d'une voix faible.
Silence.
« L'heure approche », répéta-t-il.
Pourquoi ne venait-elle donc pas ?
Le sang du vieillard battait à ses tempes. Pris de vertiges, il partit s'allonger. Ses douleurs ne sauraient durer encore longtemps, songea-t-il...
Il ne souffrait plus lorsque la sonnette retentit. D'une dextérité surprenante, il se leva. Tandis qu'il s'avançait souplement vers la porte d'entrée, il s'étonna des effets du sommeil miraculeusement réparateur que le visiteur venait d'interrompre.
Il n'eut pas le temps d'ouvrir : Elise, à son habitude, s'était déjà invitée.
« Te voilà déjà ? » s'étonna l'ancien.
La jeune femme, distraite, ne sembla ni le voir ni l'entendre et poursuivit sa course vers la chambre du vieil homme.
« Papa ? appela-t-elle.
- Je suis ici » , rit-il. Sa voix possédait l'éclat d'autrefois.
Sans l'écouter, Elise entra dans la chambre vide. Un cri étranglé lui échappa.
Intrigué, l'ancien s'approcha. Une respiration haletante lui parvenait à présent. Sa fille pleurait...
Il s'immobilisa sur le seuil, muet de stupéfaction. Sur le petit lit en bois d'acajou reposait le corps d'un mince vieillard. Les mains crispées sur sa poitrine, ce dernier semblait fixer Elise prostrée à son chevet. Ses cheveux d'argent auréolaient un visage marqué par le temps ; sa bouche entrouverte semblait interroger la visiteuse : « Pourquoi pleures-tu ? Sèche tes larmes, tout va très bien à présent... »
« Elle s'en remettra », affirma une voix douce derrière l'ancien, qui se tourna vers celle qui avait parlé.
Louise. Pas Louise telle qu'elle était à sa dernière heure, ravagée par la douleur, mais telle qu'il l'avait rencontrée soixante ans auparavant.
L'ancien lui tendit la main ; la main d'un jeune homme de vingt-deux ans.